Marie Geneviève Heudebert parcourait le marché, interpellant chacune de ses connaissances, afin de savoir si elle n’avait pas aperçu sa fille, Marie Louise.
« Pensez
donc, ajoutait-elle visiblement très inquiète, elle est partie ce matin à neuf
heures pour quelques emplettes et il est midi passé. »
Pas
de Marie Louise en vue, aussi la pauvre mère regagna son domicile avec l’espoir
que celle-ci serait rentrée. À son arrivée, sa déception fut immense en
constatant son absence.
Comme
dans tout quartier de toute ville, la nouvelle se répandit et la curiosité,
sincère ou malsaine, fit défiler pendant tout l’après-midi les voisines qui,
prenant un air de circonstance, demandaient :
«
Alors, elle est revenue ?
— Vous avez
des nouvelles ?
— Ma pauvre,
comme vous devez vous soucier !
— Où
peut-elle bien être ? Vous avez contacté toutes les personnes que vous
connaissez ?
Certaines
autres par contre, s’en retournant, tenaient des propos beaucoup moins
compatissants :
« Depuis
le temps qu’elle perd la tête, il fallait s’y attendre !
— C’est y
pas malheureux, qu’est-ce qui lui a pris ? Y’a longtemps qu’il aurait
fallu l’enfermer !
— C’est pas
étonnant avec toutes les déconvenues de ces dernières années, déjà que …..
Et
encore et encore et blablabla et blablabla.
Une
commère se doit d’être à la hauteur de ses ragots !
Ne voyant pas sa fille revenir, Marie Geneviève Heudebert alla prévenir son fils, Louis François, son soutien depuis le décès du père[1], et tous deux, en fin de journée de ce mercredi 27 juin 1832, se rendirent à la gendarmerie.
Une
fille qui disparaît à trente ans, cela prêta bien à rire et la maréchaussée
tout en se voulant rassurante, pensait grivoiseries et cela fit des gorges
chaudes derrière le dos des Heudebert, mère et fils.
Une
nuit blanche et angoissante, au cours de laquelle la pauvre femme revisita tous ses moments passés, heureux et
malheureux.
Son
mariage, le 17 florial de l’an 3 de la République, avec cet homme, François
Antoine Heubedert, de vingt-deux ans son aîné. Cela avait fait jaser, car il
était installé dans la vie et sa boulangerie était prospère. « Intéressés
les parents Dajon ! Ils ont bien marié leur fille ! », fut
une remarque qu’elle dut subir quelque
temps.
La
naissance des enfants, les maladies, les deuils.
Et
puis, « le Deuil », celui de son époux ! Bien sûr, vivant avec
un tel décalage d’âge, elle s’y
attendait, mais cela fut si soudain. Les économies s’amenuisèrent peu à peu,
d’autant plus qu’elle avait à charge sa fille qui avait eu bien du malheur…..
Le
lendemain, Marie Louise toujours introuvable, n’avait pas reparu dans aucun des
lieux où elle avait l’habitude de se rendre. Même monsieur le Curé ne l’avait
pas vu non plus. Que faire ?
Les
gendarmes disaient :
« Il
faut attendre. Elle est majeure votre fille. Elle reviendra bien. »
Oui,
mais quand ?
Le
temps semblait interminable dans cette incertitude du devenir de la jeune
femme.
Jeudi
28 juillet 1832 : rien
Vendredi
29 juillet 1832 : rien
L’angoisse
montait d’un cran à chaque nouvelle journée sans nouvelle dans le cœur de la
pauvre mère. Les voisins venaient, de plus en plus nombreux, se renseigner.
Devant
toute l’agitation engendrée par cette disparition, monsieur le Maire fut mis au
courant.
Considérant
d’un peu plus près le problème et en raison de l’état de santé de la disparue,
il prévint par courrier le Préfet pour
qu’il fasse circuler le signalement de la jeune femme. Quatre jours, cela
faisait maintenant quatre jours, et il y avait, peut-être, là-dessous quelque
acte de malveillance, d’autant plus qu’il avait appris par la rumeur que la
jeune personne aurait sur elle, la somme
de cent francs. Toute une fortune !
Les
gendarmes recueillirent de la famille le signalement de leur fille :
« Alors,
elle est comment votre fille ? demanda le brigadier.
— En voilà une question pensa le frère qui
voyant sa sœur presque chaque jour n’y faisait pas
plus
attention que cela.
— Difficile, répondit la mère. Elle a les yeux
bleus, les cheveux blonds châtains, une bouche
moyenne,
un menton rond, un visage ovale …..
— Elle mesure combien ? reprit le
brigadier.
— Bah ! Environ quatre pieds dix pouces,
s’empressa de répondre Louis François
Heudebert.
—
Est-ce qu’elle a des signes particuliers qui
pourraient la faire identifier plus facilement ?
La
mère réfléchit, puis affirma :
«
Elle a bien une lentille sur le côté du nez et sur les joues quelques grains
dus à la petite vérole.
— Vous
pouvez me dire comment elle était coiffée et vêtue ?
Le
frère n’en sachant absolument rien, laissa sa mère répondre. Les coiffures et
chiffons n’étaient-ils pas du domaine des femmes ?
« Oui,
ce matin-là, elle était coiffée en serre-tête. Elle portait sa robe de laine de
drap de dame couleur bronze vert, un tablier de laine noire avec des poches.
— Rien
d’autres ? s’enquit le brigadier.
— Elle est
partie avec un panier.
— Il était
comment le panier ?
— Ovale et
d’environ 15 pouces de long…… et elle
portait ses bijoux.
— De quels
bijoux s’agit-il ?
— Des
boucles d’oreilles avec de petites pierres blanches et rondes. Et aussi, ses
bagues guillochées, une en or et une en métal.
— Rien
d’autre ?
Louis
François Heudebert qui avait écouté attentivement les questions et réponses
prit alors la parole :
« Ma
mère m’a dit qu’elle avait emporté également le continu de la boite qu’elle possédait
et qui renfermait des pièces de cinq francs.
—
Tiens, tiens ! lança le brigadier pensant
que si la jeune femme avait pris de l’argent, c’était qu’elle avait prémédité
son escapade ce qui laisserait à penser que la disparition était consentie. Ne
laissant rien paraître de sa réflexion, il poursuivit :
« Et
il y avait combien, vous savez ?
—
Environ cent francs, affirma Louis François
Heudebert.
— Bon,
conclut le brigadier, rentrez chez vous, nous allons lancer une enquête et
faire des recherches. Ce n’est peut-être qu’une simple fugue. Tout le laisse à
penser d’ailleurs, habillée coquettement, de l’argent pour les besoins
immédiats…. Nous la retrouverons !
Cette
réflexion n’avait en rien tranquillisé les pauvres déclarants qui imaginaient la jeune femme dépouillée sur le bord de la route,
agonisante. Dans ces cas-là, on ne pense qu’au pire.
Le
3 juillet 1832, les recherches furent lancées.
Mais
qui était Marie Louise Heudebert ?
Fille
de François Antoine Heudebert et de Marie Geneviève Agathe Dajon, elle avait vu
le jour à Louviers le 22 novembre 1801.
« Une
bien belle petite fille », se plaisait à dire sa mère, pleine de fierté.
Oui,
mais l’enfant avait contracté la petite vérole. Pendant plusieurs jours, elle
fut entre la vie et la mort. Elle survécut et, si les pustules n’avaient laissé
que quelques cicatrices à peines visibles, elle avait gardé quelques séquelles
neurologiques qui la rendaient imprévisible.
Demoiselle,
elle travailla comme blanchisseuse et ce fut dans l’exercice de cette fonction qu’elle
rencontra un jeune serrurier, Noël Louis Langlois.
Il
fallut les marier, ces deux-là, car un enfant était attendu. Cela arrivait,
souvent même, que les jeunes filles se marient vite, très vite. Mais loin
d’être mal vu, l’état de future maman présageait que la mariée était fertile et
donnerait une descendance à son époux.
Le
mariage fut célébré le 11 septembre 1819. Oui, mais, Marie Louise fit une
fausse-couche. Drame dont elle eut du mal à se remettre, d’autant plus
qu’aucune autre grossesse ne s’annonçait.
Des
questions se posèrent alors dans son entourage et notamment dans sa belle-famille :
était-elle réellement enceinte ou avait-elle simulé pour se faire
épouser ?
Le
jeune couple qui avait emménagé chez les parents de Marie Louise commença à se
quereller. Disputes de plus en plus fréquentes qui se terminaient par les
hurlements, presque hystériques, de la
jeune épouse.
Pourtant,
Noël Louis n’avait prêté aucune attention aux commentaires après son mariage.
Il se montrait le plus attentionné possible et notamment lors du décès de son
beau-père. À ce moment, l’espoir d’un héritier lui était revenu car ne
disait-on pas qu’un décès annonçait toujours une prochaine naissance. Mais
rien, si ce n’étaient les reproches et les querelles.
Alors,
prétextant un emploi mieux payé, le jeune homme fit sa malle et quitta la
ville.
Marie
Louise tomba malade. Ses nerfs déjà fragiles ne résistèrent pas. Elle se remit
malgré tout de tous ses maux, mais pas de celui du départ de son mari.
Elle
l’imaginait, vivant avec une autre femme et son amour se transformait en une
haine féroce, attisée par la jalousie.
Alors,
n’y tenant plus, elle revêtit ses habits de fêtes, mit ses bijoux, prit toutes
ses économies et, sans mot dire à personne, prit la première diligence.
Au
diable la fierté et tant pis si elle devait affronter une rivale.
L’enquête
fut vite interrompue, car Marie Geneviève Heudebert, avertie par Dieu sait qui,
partit le lendemain, accompagnée de son fils, pour Beauvais afin de récupérer
la fugueuse. Ils revinrent seuls, car à Beauvais, ils assistèrent à la
réconciliation des deux époux.
Quelque
temps après, le couple revint vivre à Louviers où il emménagea au numéro 3 de
la rue du Coq.
-=-=-=-=-=-
Marie
Geneviève Agathe Heudebert, née Dajon, en mauvaise santé, fut accueillie à
l’hospice de Louviers où elle résidait lors de son décès le 17 juin 1849 à 3
heures du matin. Elle était âgée de soixante-dix-sept ans et cinq mois.
Quelques
mois plus tard, le 8 octobre 1849, son fils, Louis François Heudebert[2], né le
16 ventose an 7 de la République, rendait son âme à Dieu, en son logis rue
neuve de la Demi-lune, à neuf heures du soir. Il n’avait que cinquante ans.
Noël
Langlois, à Beauvais, avait fait une formation qui lui permit d’installer un
atelier de fabrication de cardes. Une bonne situation qui mit le couple à
l’abri du besoin.
Marie
Louise, à son grand regret, n’eut jamais
d’enfant, mais elle fut entourée par ses neveux et nièces. L’aisance financière
du couple permettant de les recevoir souvent.
Noël
Langlois décéda le 20 mai 1868 à l’âge de soixante-dix ans, laissant Marie
Louise poursuivre le chemin seule, encore de nombreuses années, car elle
s’éteignit, à Louviers rue du Coq, le 13 avril 1889 à dix heures du matin, âgée
de quatre-vingt-sept ans.
[1] François Antoine Heudebert, époux de Marie Geneviève
Agathe Dajon, était décédé le 14 février 1822 à l’hospice civil de Louviers.
[2] Louis François Heudebert s’était uni à Marie Rose
Désirée Lefèvre, le 26 octobre 1818 – trois enfants étaient nés de leur
mariage : Louise Justine, Louis Alexandre, Louis Joseph.
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