Félix Joseph Alavoine était anéanti. Seul, à présent, au foyer de la rue de la Chaussée à Caudebec-lès-Elbeuf, il mesurait le vide que laissait Élise Désirée. Le vide, certes, mais aussi la grande importance de sa femme qui, avec courage, avait tenu son ménage et élevé les enfants.
Comment allait-il faire ? Deux
petits en bas âge, Ernest Félix et Élise
Albertine, auxquels s’ajoutait la petite, nouvellement née, et qui demandait
beaucoup d’attentions.
Seul, il ne pourrait faire face.
Il mit donc, après l’inhumation
de son épouse[1],
le poupon en nourrice et chercha une chambre dans une pension de famille, pour
lui et les deux aînés[2].
Ce fut ainsi que Félix Joseph
trouva à se loger, à Sotteville-lès-Rouen, chez un couple qui tenait une
épicerie-café et prenait également des pensionnaires. Un couple avec un grand
cœur, les Bénard[3].
Le couple avait deux enfants
encore présents au foyer.
En voyant le père, veuf et éploré,
accompagné de deux mignons, la femme Bénard s’exclama en ouvrant les
bras :
« Mon Dieu, qu’ils sont adorables ! »,
signant ainsi son accord d’accepter de louer à leur père la chambre vacante et
de les prendre en charge lors des absences paternelles.
Plus question pour Félix Joseph
Alavoine de garder son emploi à Caudebec-lès-Elbeuf. Il trouva alors à embaucher
aux ateliers du Chemin de fer de l’Ouest, non loin de son nouveau domicile. Le
dimanche, il allait voir sa petite dernière chez la nourrice, visite au cours
de laquelle, il réglait la pension de la semaine.
Sa petite. Allait-elle vivre ?
Rien de moins sûr, car elle ne prenait
guère de poids. Elle semblait simplement attendre, sans un cri, sans une larme
et encore moins de colère. Attendre, oui, sans doute le moment de rejoindre sa
maman qui l’avait tenue si peu de temps contre son cœur.
Et elle avait attendu la fin du
printemps, Marceline Eugénie, pour rendre son dernier soupir.
Elle était partie doucement, sans
un bruit, le 22 juin 1877[4].
Le soir, alors qu’Ernest Félix et
Élise Albertine dormaient serrés l’un
contre l’autre sur la même paillasse, leur père, Félix Joseph, près du feu au
rez-de-chaussée du logement Bénard, noyait son chagrin, verre après verre.
Le silence régnait.
Émilie Adélaïde, compatissante,
regardait son pensionnaire, les larmes au bord des cils. Remontaient en elle
tous les deuils qu’elle avait subis, et en presque un demi-siècle, ils avaient
été bien nombreux. Elle alla s’asseoir à côté de Félix Joseph, posa une main
sur son épaule. L’homme leva les yeux sur elle et dit :
« La femme et maintenant l’enfant. C’est
trop !!
— C’est comme ça, faut l’accepter.
Quoi faire d’autres ? murmura la logeuse d’une voix apaisante.
— Plus envie de continuer. La vie,
c’est qu’ misère !
— Je sais, j’ai perdu deux petits.
C’est dur, ça oui !
— J’ vas m’ tuer !
— Est-ce vraiment la solution ?
J’ vas t’ dire, mon gars, c’ que j’ai jamais dit à personne. Le Benard, c’est
un homme bon. Pour sûr, j’ peux pas m’ plaindre. Y a pas meilleur que lui.
Pendant toutes ces années, ensemble, on en a vu, j’ peux dire. Et puis, y a eu
le décès des deux derniers. À un mois, tous les deux. J’ai pas supporté. Mon
homme non plus, sûrement, mais lui, il est parti. Il m’a laissée là, seule avec
les aînés, seule avec mon chagrin. Alors, là aussi, tout comme toi, j’ai pensé
à la mort. Pas pour mourir, non. Pour oublier. Oui, oublier le chagrin, faire
taire la douleur, là au creux de l’estomac, au fond de mon ventre où avaient
poussé les deux petits que j’avais dû mettre en terre. Alors, j’ suis monté au
grenier avec une corde. J’ voulais en finir, mais au dernier moment, j’ai pensé
à mes petits, ceux qui vivaient encore, ceux qui dormaient paisiblement,
bercés, sans doute, par de jolis rêves. J’ai rendossé ma misère et j’ suis r’descendu.
Il me fallait vivre pour eux qui n’avaient rien d’mandé. Alors, mon gars, tu
vas faire pareil, hein ?
Puis tapotant à nouveau l’épaule
de Félix Joseph qui pendant cette confidence n’avait dit mot, Émilie Adélaïde
se leva, alla tisonner les braises pour en attiser les flammes et sortit de la pièce.
Sa mémoire à vif, elle ressassa
le passé et surtout le moment où après tant de désespoir son époux, Athanase
Bénard, avait réintégré le foyer conjugal, afin de poursuivre avec elle le
chemin de leur vie.
À aucun moment, Félix Joseph et Émilie
Adélaïde ne reparlèrent de cette révélation intime. Mais elle avait assurément
été efficace, car peu à peu, Félix Joseph Alavoine reprit goût à la vie.
[1] Elise Désirée Picard, femme Alavoine, décédée le 20
janvier 1877 – rue de la Chaussée à Caudebec-lès-Elbeuf.
[2] Ernest Félix – 4 ans – né le 22 avril 1873 et Elise
Albertine – 2 ans – née le 12 juin 1875.
[3] Recensement 1876 – Sotteville-lès-Rouen, la famille
Bénard compte : Athanase Bénard – 46 ans – chef, Emilie Sénéchal – épouse
– 42 ans, Emilie (Ernestine Palmyre à l’Etat-civil) – fille – 11 ans, Louis –
fils – 10 ans.
[4] Mention sur l’acte de décès de Marceline Eugénie :
décédée à Caudebec-lès-Elbeuf, 22 rue de Pont-de-L’arche.
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