mercredi 15 novembre 2023

La vérité se trouve-t-elle au fond du puits ? - Première partie - Une drôle d’affaire

 


 La porte de l’auberge s’ouvrit sur un homme d’une cinquantaine d’années. À son entrée, tous les regards se tournèrent vers lui.

Il lança un « bonjour la compagnie » sonore et alla s’installer à une table près d’une fenêtre donnant sur la rue.

 Le patron vint lui demander ce qu’il souhaitait consommer. En cette question, il répondit :

« Une chopine de rouge, et du bon ! »

 

En attendant d’être servi, l’homme alluma sa pipe et lança quelques volutes de fumée.

Chacun avait repris sa conversation et, peu à peu, le brouhaha se fit plus dense dans la salle.

Le patron, en servant son client, essaya d’engager la conversation. La mine morose de l’homme l’intriguait.

«Alors, vous v’nez de loin ? lança-t-il

-      De Gaillon.

-      Et vous allez ?

-      Pas plus loin qu’ici. Je vins fair’ un’ livraison et j’y r’tourne !

 

Voyant l’homme peu bavard, le patron orienta la conversation sur le temps.

« Fait pas beau aujourd’hui, pas vrai ?

-      Oui, comm’ vous l’dites. Une petite pluie et du brouillard tout l’ long du ch’min !

-      Sale temps en effet. Et pis, i’ fait point chaud !

 

Pas bien causant, en effet, mais le patron ne se découragea pas. Un homme venant d’une autre ville avait sûrement des choses à raconter, même si cette ville n’était éloignée que de quelques lieues, et l’auberge n’était-elle pas un lieu primordial servant à véhiculer toute information ?

 

« Quoi d’ neuf à Gaillon ?

-      Rien à vrai dire, la routine.

-      Au moins, i’ y a pas d’accident à déplorer, c’est déjà ça !

-      Des accidents, répondit l’homme songeur, i’ y en a tous les jours. La routine ….

-      Comme vous dites, la routine, répliqua le patron qui, quelque peu découragé, allait s’en retourner derrière le comptoir.

-      Sauf qu’hier, c’est une jeune femme qui est morte……..

 

Le patron fit volte-face et revint vers son client.

« Une jeune femme, et comment ? »

 

L’homme releva la tête, appuya son dos au dossier de la chaise et regarda le cabaretier dans les yeux. Il avait l’air atterré.

« Oui, une jeune femme. La fille d’un voisin. Quel malheur tout d’ mêm’. Surtout quand on l’a r’tirée du puits. »

 

Le silence planait de nouveau dans la salle où les buveurs attentifs, tout à coup, attendaient la suite du récit.

 

L’homme hochait la tête revoyant le pauvre corps remontant, peu à peu, à la surface. Il en avait vu pourtant à son âge, mais lorsqu’il s’agissait de jeunes et notamment de jeunes qu’il avait vu grandir, ça lui faisait quelque chose, là, au creux de la poitrine.

Alors, se sentant écouté, ayant besoin aussi de déverser sa peine, il se mit à conter l’événement, un peu dans le désordre, au fil de ses souvenirs, au fil de ses émotions.

 

 



« Oui, j’la vois encore courir dans les prés. J’connaissais bien son père. C’était un voisin et un ami, maréchal ferrant et fier de l’être.

Il venait de Villers-sur-le-Roule[1] et avait épousé  Anne Marguerite Saunier[2], une brave fille et bien tournée avec ça.

Des petiots[3], il en était né, pour sûr.  D’ailleurs les petiots ça pousse plus que les rentes et ça crée bien du souci…..

La Marie Anne Marguerite[4], elle était née en été, oui, sa mère avait fini les moissons en s’tenant l’ventre. Tous lui disaient qu’elle accoucherait parmi les épis. Mais, elle ne voulut pas laisser l’ouvrage.

« ça tiendra ben encore un peu ! » répondait-elle en riant.

 

En effet, ça a tenu……. Une belle petite, vigoureuse et qui hurlait sur les fonts baptismaux.

 

« Oui, j’la vois encore courir en riant, grimper aux arbres et, plus tard, chanter en filant.

Elle est devenue une bien jolie jeune fille, la plus belle de toutes les filles Langlois. Et elle était, bien sûr, très courtisée. Mais malgré cela, i’ parait qu’elle était sage ….. « J’veux point d’mari, précisait-elle, j’suis ben comm’ ça. » Elle en abattait d’ l’ouvrage. Une courageuse ! Oui, une sacrée femme !

J’me souviens aussi d’la naissance du p’tit Jacques.

Une drôle d’histoire, ça pour sûr. C’est qu’la  Marie Anne Marguerite avait eu un galant. C’était d’ son âge, pardi. Et la v’là avec un petit dans l’ventre. Furieux qu’il était le Langlois. Surtout que l’père, un journalier n’ voulait pas s’marier.

Peut-être même que c’était elle qui n’voulait pas ! Va savoir ?

Enfin, tout ça, ça a fait des histoires, au point que l’père Langlois, il a mis sa fille à la porte.

La voilà, partie vivre chez la Madeleine[5], la ferme juste à côté. Chez elle, i’ avait d’ l’ouvrage, alors elle s’installa et que'qu' temps après elle a eu son p’tit. Un p’tit gars qu’elle a prénommé Jacques, comme son père ou comme le père du marmot. Est-ce qu’on sait ? L’père, Jacques Seney[6], a été déclarer le petit à la mairie. Il a reconnu être le père. J’me souviens, il est né en hiver. C’jour-là, i’ neigeait. Il a bien deux ans à c’t’ heure. Mais, toujours pas d’mariage en vu.

L’père venait l’voir et tout ….. et j’pense qu’avec la mère.... Enfin, c’est point mes affaires, et pis à présent, qu’elle est morte ……. J’comprends point moi, tout allait s’arranger et on allait aller à la noce ……… Car faut vous dire, que la Marie Anne Marguerite et le Jacques y s’aimaient bien et plus encore... car.... La s’maine dernière, l’ père Langlois, il apprend qu’ sa fille, elle est d’ nouveau grosse. Furieux qu’il était et bien que malade, au fond de son lit,  i’ va la voir et finit par savoir que l’père c’est encore l’ Jacques Seney. Alors, i’ fait ni une, ni deux, i’ s’ rend chez lui. Oui, furieux qu’il était l’ pèr’ Langlois, j’ l’avais jamais vu comme ça et pourtant j’ le connais ben, moi, l’pèr’ Langlois.

« Faut qu’épouse ma fille, maint’nant, lui ordonna-t-il, surtout avec le s’cond qu’est en route ! »

Et le Jacques, i’ a fini par dire oui. La publication du mariage devait s’faire c’ t’ jour.

Après, j’sais plus trop. Simplement, c’est que c’ matin là, en sortant à six heures du matin, pour aller m’soulager au fond du jardin,  j’ai aperçu des sabots près du puits d’ la maison d’ la Madeleine.

C’est à c’moment que j’vois la Madeleine sortir de la maison. Ell’ cherchait Marie Anne Marguerite, car le p’tit Jacques pleurait. J’lui montre les sabots, là …. et penchés au-dessus du puits, on a essayé d’ voir que’qu’ chose, mais i’ s’ faisait encore noir.

Comme on a pas trouvé Marie Anne Marguerite, on a fait prév’nir le père qu’est venu tout d’suite.

Et puis on a prév’nu les autorités, pour sûr. C’est que ça d’venait grave, c’ t’affaire-là.

C’est dans l’après-midi qu’on l’a r’montée. Tout d’suite, on l’a reconnue. Elle portait sa jupe de molleton rouge et un casaquin bleu sur sa chemise. Oui, que misère !

Dir’ qu’on aurait pu aller à la noce ……….

 

Le silence retomba sur cette fin tragique.

L’homme renifla, essuya d’un revêt de manche une larme qui roulait sur sa joue, se leva, posa une pièce sur la table en paiement de sa consommation, et sortit de la taverne sans se retourner.

 

La porte de l’estaminet refermée, un silence pesant flotta encore dans le lieu. Peu à peu les habitués reprirent leurs conversations, en sourdine, comme pour respecter le repos de la jeune défunte.



[1] Jacques Langlois, fils de Jean Langlois et Anne Mulot, est né le 12 mars 1743 à Villers-sur-le-Roule.

[2] Mariage à Gaillon avec Anne Marguerite, fille de Claude Saunier et Marie Jeufosse, le 2 juin 1867.

[3] Le couple eut de nombreux enfants dont  : 1769 : Marie Magdeleine - 1771 : Marie Anne Marguerite - 1773 : Jacques (décédé en 1774 à 16 mois) - 1775 : Jacques Félix - 1779 : Jean Baptiste - 1782 : Pierre Joseph (décédé en 1782 à 15 jours) - 1783 : Jean Dominique (décédé en 1784 à 9 mois) - 1787 : enfant mort né (sexe non noté) -…….

[4] Date de naissance de Marie Anne Marguerite : le 11 août 1771

[5] Aucune information sur le rapport de police concernant Madeleine. S’agissait-il de sa sœur aînée,  Marie Magdeleine, née le 11 octobre 1769 ou sa tante Madeleine Langlois qui était aussi la marraine de sa sœur aînée. Mais étant donné qu’il est question d’un cousin, Louis, cela laisse à penser qu’il s’agissait de sa tante.

[6] Jacques Seney, fils de Jacques Seney et Marie Jeanne Victon, est né à Gaillon le 29 avril 1778.

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